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C’est un dimanche encore où le passé rôde ici, je crois entendre ses pas feutrés dans la pièce humide et froide, le passé qui a tantôt les seins gonflés de Mina, le nez mince et légèrement busqué de C..., tantôt le front pâle de R..., d’autres visages que je dirai, puisque plus rien n’est à vivre que ce qui fut vécu, rêvé, perdu, retrouvé, délaissé. Il y eut aussi plusieurs enfances entre lesquelles il n’est plus question de choisir. Des villes et des villes parcourues sous la pluie et le soleil, dans l’air glacial et la moiteur torride, avec des fées rieuses qui visitent toujours mon sommeil et que j’hésite à reconnaître. Elles n’ont jamais existé, bien entendu. Elles avaient des gestes quotidiens et tragiques, je les interrompais au milieu d’une phrase pour m’emparer de leur corps et l’oublier. Il y eut des chambres somptueuses dans des palaces d’Espagne et de Bohème, et des taudis graisseux sous les combles des bordels de la rue d’Idalie, et des nuits d’errances avinées entre les façades blanches du Carré, rien n’intéresse personne, sinon celui qui écrit, croit écrire, s’en fout, se sent déjà mort.

 

Sur la table ce sont les mêmes livres sempiternellement feuilletés, la même poussière où s’inscrit le rond des coudes, les pages griffonnées promises au plus profond oubli, et le cendrier débordant.

 

Dimanche. Des couples neufs montent dans des voitures basses qui les mèneront à des fêtes. On joue à la belote dans des bistros où je n’irai pas boire. Un homme se lève de table et va pisser en titubant. Il porte une casquette à damiers écossais, et ses mains sont plus lourdes qu’une herse, martelées au burin de l’ingratitude. Il a oublié sa femme, et ne sait plus s’il a jamais eu d’enfant. Une musique ronflante retentit quelque part, et porte à son comble la dérision céleste. Vous comprenez que je suis un imbécile. Mais à qui est-ce que je m’adresse ? Je vais me lever et traîner ma jambe malade jusqu’au bar voisin, où la bière est froide comme la cave de ma poitrine.

 

Dans un coin, José, qui n’a pas le sou, laisse tiédir son demi. Il a le chapeau tyrolien sur la tête et l’on voit sa gencive supérieure lorsqu’il sourit. C’est un sourire à claques. Un sourire à pleurer si vous êtes émotif, nom de Dieu, mais l’émotion n’a rien à voir là-dedans. José, le bord de ses paupières est rouge. Il raconte comment son pare-brise a éclaté. Il mange encore les morceaux de verre. Ensuite nous buvons en silence. Le vieux Ferdinand, attablé dans l’ombre, mâchonne un mégot glaireux. Le Tchad arbore une gueule couturée. J’ai rien compris du tout, dit-il. J’ai le trognon plus dur que le macadam. On fait une partie de dés. Entre les coups, je surprends l’ovale d’une joue penchée sur la piste. La vision s’efface et je reprends les dés. Je les jette n’importe comment, et je perds. Il y a ce visage qui m’appelle.

 

Ce n’est pas aujourd’hui que cela se passe. Je ne compte plus les jours. Dimanche. Toute la luxueuse saloperie des dimanches dans ma tête, et l’enfant meurtri, battu à mort, qui me parle encore d’une voix si sourde, et cependant si obstinée. Dehors la pluie, le ressassement de la pluie finit par couvrir tout de sa mollesse spongieuse, et les apéritifs défilent comme jamais entre mes doigts dont la peau glissante est douloureuse.